Tout d’abord il y avait le Moyen Age. Les cours de sciences étaient interminables et j’en profitais pour feuilleter le gros livre. J’avais dix ans et Charles d’Orléans me faisait de l’œil à travers les siècles. Le temps a laissé son manteau/ De vent de froidure et de pluie..
Roland perdait la vie sur les contreforts des Pyrénées, laissant couler son dernier souffle dans son cor de chasse, harcelé par les Sarrasins, tandis que gémissait la belle Aude. Le retour de Charlemagne au galop n’autorisait pas le happy end.
Ronsard m’avertissait qu’il fallait cueillir le jour. Mignonne, allons voir si la rose/Qui ce matin avait déclose…
Ensuite venait le XVIe. Sur la couverture voletaient des amours Renaissance. Montaigne (parce que c’était lui, parce que c’était moi) en était le cœur et j’avoue que son côté atrabilaire et ses plaintes narcissiques n’ont trouvé que peu d’écho en moi. Mais Rabelais m’offrait sa langue crémeuse et traçait le chemin que j’ai, dès lors, suivi : Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.
Et puis j’avais douze ans. XVIIe. Pascal inventait la machine à calculer. Un autre hypochondriaque.
D’amour mourir me font, belle marquise vos yeux beaux. Jean-Baptiste P. rattrapait Blaise, que j’étais trop jeune pour goûter.
Rodrigue as-tu du cœur ? Ah, les bonnes plaisanteries sur les alexandrins du bon Corneille. On découvrait, en ricanant, les vers à double sens du vieux pervers.
Et puis le XVIIIe ! Des aristos masqués jouaient sur la couverture, se pourchassant dans un jardin toscan (Watteau?). Voltaire, vieillard malicieux encapuchonné, et la question insolente des Secondes 10 : Voltaire est-il plus gonflant que Rousseau ? J'avais un faible pour le petit vieux au bonnet, dont j’ai lu tous les contes. Le bouquin était de plus en plus épais. La géologie me prenait la tête et je parcourais tous les textes. Je me gavais de Marivaux tandis qu’une incolore prof de sciences faisait exploser ses becs Bunsen. Aucune langue n'est aussi belle que celle des Fausses Confidences.
Le XIXe prenait la forme d’un pavé respectable. Et là fallait ôter son chapeau !
Ça démarrait fort : Châteaubriand, pour commencer. Il illustrait la couverture, cravaté de blanc, le front pensif.
Lamartine réinventait Charlemagne. J’aime le son du cor le soir au fond des bois. Il n’avait pas lu la Chanson de Roland, lui !
Le père Hugo, chef de la maison France (Donne-lui tout de même à boire, dit mon père), Flaubert, Stendhal, Balzac, Maupassant (les nouvelles les plus élégantes de l’histoire de la littérature MONDIALE).
Et puis Rimbaud, trop sulfureux pour une prof de français rougissante qui précisait quand même : « Vous dites « génial, génial » à tort et à travers. C’est maintenant qu’il faut le dire ! Rimbaud est génial. ». Vous savez quoi ? A l’oral de français j’ai planché sur le Dormeur du val, il a deux trous rouges au côté droit.
En terminale scientifique, total maso, j’ai poursuivi les cours de français de manière absolument gratuite. Ça ne rapportait rien, mais quand j’ai soupesé le XXe, avec sa couv. cubiste (Picasso ? Braque ?) j’ai mesuré le poids de la Kulture. On était six en cours sous les ricanements des futurs polytechniciens. Mais Longtemps je me suis couché de bonne heure, je l’ai lu, hé oui, avec commentaires sur la petite madeleine. Et puis vint Gide. Voilà. A seize ans, les Faux Monnayeurs et Les Caves du Vatican, et puis tout, jusqu’aux Nourritures Terrestres.
Vrai, j’écrase une larme. Merci M’sieur Lagarde, merci M’sieur Michard. C’était troooop fun !