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14 décembre 2005 3 14 /12 /décembre /2005 00:15

Extrait de "L'ombre de Monfort, 1218-2001"

New York, 26 septembre 2001

En désespoir de cause, elle lui avait proposé de sortir marcher dans Manhattan. L'air était encore doux. Ils étaient montés vers le nord, vers Harlem.

-         Avant, avait-elle dit, je racontais toujours que si Paris est la plus belle ville du monde, New York est la plus excitante. Quoi qu'il en soit, cette ville est la plus vivante que je connaisse, elle grouille, elle vous électrise. Quelque chose comme le système nerveux central du monde. Comme je regrette d'être ici aujourd'hui. Les temps sont si terribles !  Un jour, vous reviendrez, Vincent, et vous verrez : la ville sera plus forte encore.

Ils avaient arpenté la cinquième avenue. Vincent n’avait jamais imaginé que la ville se révélerait piétonne, encombrée de marcheurs, de joggers, de rollers. Les visages étaient durs, les regards se détournaient. Les habituels prédicateurs, debout sur des caissettes au coin des rues annonçaient d’autres événements terrifiants. Leurs auditeurs priaient à haute voix, communiaient avec passion, pleuraient en s’appuyant sur des inconnus. Il y avait des listes, d’interminables listes, avec des photos de disparus. La ville était recouverte de cendres.

Et pourtant, elle demeurait foisonnante, affairée, faite de mille peuples mêlés : des Juifs hassidiques, en redingote noire, chapeautés de noir, voisinaient avec des Asiatiques menues, chargées de paquets. De jeunes Indiens en triporteur jetaient des colis sur les pas de porte. Des Italiens maussades jetaient des regards outragés aux passants sous leurs drapeaux tricolores, car les Chinois les avaient cernés, ne leur laissant qu’une allée bordée de restaurants. Les rues étaient des frontières. On passait sans transition des effluves capiteux du cumin au riche parfum du café noir, des relents de nems trop cuits aux lourdes odeurs de la cuisine d’Europe centrale. Des vendeurs à la sauvette, venus d’Afrique, proposaient leur camelote en escamotant les R, dans un français colonial : fausses montres « Cartier », lunettes « de luxe » à prix imbattable.  La vie fusait, jaillissait, s’écoulait comme un fleuve.

Des hordes de taxis jaunes vrombissaient et klaxonnaient, en parcourant les avenues à sens unique.  Au volant, des Haïtiens, des Arabes, des Sikhs à turban. La ville était puissante, féroce, impitoyable, meurtrie pour des siècles, et pleine de lumière.

Elle l’avait traîné jusqu’à Central Park, puisque telle était la proposition de Janice : autant repérer les lieux, même si elle les connaissait bien. Ils avaient avancé sous les érables rouges et mordorés, guettant les écureuils. Elle l’avait prié de ne pas regarder en arrière.

C’est seulement arrivés au milieu du parc, sur un gracile pont de bois, qu’elle lui avait demandé de se retourner vers le sud de Manhattan. Il avait obéi, comme un enfant à qui on a promis une surprise. Les gratte-ciel bleutés semblaient posés sur la pelouse, en équilibre miraculeux. Ils formaient une ligne brisée, s’élevant comme la proue d’un formidable navire. Ceux-là étaient encore debout.

Harlem était pacifié par la douleur, comme sidéré. Ils s’y attardèrent sans inquiétude, longèrent les avenues, errèrent sous les arbres des rues hollandaises.

-         Vous regardez trop de séries américaines, Vincent ! ironisa Béatrice. Il y a cependant autant de Noirs que prévu, vous avez remarqué ?

-         C’est politiquement correct de dire « noir » ? On ne doit pas dire : « de couleur » ?

Elle sourit imperceptiblement.

-         Vous êtes quoi, vous ? Hispanique ou Espagnol ?

-         Je ne parle pas espagnol, regretta-t-il. Je suis une sorte de Beur, coupé de ses racines. Un vrai Français, quoi !

Ils achevèrent leur visite dans un musée qui ne pouvait être qu’américain : une moitié de cloître languedocien, transplantée pierre à pierre, au nom évocateur de Saint-Guilhem-le-Désert, gardée par des militaires en arme. Sur un des murs, une dame à la licorne, évanescente et pensive, caressait de sa blanche et longue main un animal de légende. Assis sous les arcades, dans la fraîcheur des piliers millénaires, bâtis par des ouvriers qui ne connaissaient pas le Nouveau Monde, ils regardèrent les gratte-ciels au loin, essayant d’imaginer le manque, le vide, le trou béant..

 

 

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commentaires

E
J'ai vécu aux US et je suis auteur aussi. J'ai lu quelques extraits, j'aime.<br /> Bises, <br /> Elisabeth
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L
On s'y croirait.<br /> Tu connais bien New York pour y être souvent allé, ou alors tu as écrit ça d'après ce que tu as pu en lire ou en voir dans des reportages.<br /> <br /> En tout cas, j'ai commandé ton roman tout à l'heure. Et j'en ai profité pour rajouter une BD, histoire d'avoir un montant suffisant pour pas payer les frais de port.
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P
je connais NYC: j'y suis allée trois fois! Merci de ta confiance!
F
En te lisant... j'y étais ! Bravo.<br /> <br /> PS : j'ai ajouté l'Ombre de Montfort à ma liste au Père Noël - tant pis si tu es une ancienne de Saint Sernin !
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P
Merci, je suis  ravie de l'avis d'un amoureux de NYC! Si tu passes par Toulouse, dédicace!

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