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3 mars 2006 5 03 /03 /mars /2006 08:13
 
Labeyrie aidait sa fille à transgresser les règles imposées par Meyer. Il l'accompagnait dans sa lutte contre les rondeurs. Le père encourageait cette maigreur consternante que les anorexiques vous jettent à la figure, comme le triomphe de l'esprit sur la chair. Les anorexiques sont prêtes à tout pour ne pas absorber la moindre calorie : elles se font vomir, cachent leur nourriture, prennent des diurétiques, trichent sur la balance.
Quel père Labeyrie était-il donc ? Julien aurait juré que la mère ne savait pas : il revoyait le profil dur, les lèvres serrées. Elle était confite en certitudes. Elle dirigeait sa famille sans leur laisser une parcelle de liberté. Le père et la fille, complices comme deux enfants, trompaient Meyer et Madame Labeyrie.
Julien trouvait malsaine cette union sacrée. 
 
Rachid n'apportait donc pas un scoop.
Il avait harcelé les aide soignantes et l'une d'entre elles avait fini par admettre qu'elles ouvraient la porte au père de la pauvre petite, de temps en temps le soir, après le repas.
- Ca ne change rien à la mort de la gosse, fit remarquer Valois. Le père est reparti à huit heures et demie.
Rachid, qui avait tendance à se sentir mis en cause dès que Valois ouvrait la bouche, haussa les épaules et se tourna vers Julien, l'invitant à abattre ses cartes.
-Rien à sa mort, murmura Julien. Mais le prétendu viol... ?
Claire ne répondit pas. Elle savait, plus intimement que Rachid, que les adolescentes violentées le sont assez souvent par leur père et que l'appartenance à la bourgeoisie catholique ne protège aucune enfant.
Elle savait aussi que rien n'est plus difficile à prouver, que les aveux des petites filles sont honteux et hésitants, qu'une part de leur terrible expérience est indicible, qu'elles mesurent leur culpabilité à l'aune de notre étonnement choqué. Alors elles parlent sans utiliser les mots : leurs performances scolaires s'effondrent, elles agressent ce corps maudit objet d'un désir scandaleux ; elles se droguent, elles se mutilent ; elles refusent de manger, pourquoi pas ?
Elle savait enfin que les pères sont dans le déni complet du calvaire qu'ils imposent, que certains rejettent leur responsabilité sur d'improbables tentatives de séductions menées par des gamines qui dorment encore avec des peluches.
Rachid aussi savait tout cela, bien sûr, mais son approche restait plus que théorique. Et le sentiment qu'il avait à présent que Claire et Julien se comprenaient au-dessus de sa tête l'irritait au plus haut point.
- Ca modifierait la donne, pour Hassan, remarqua Claire au bout d'un moment.
Elle posait sur Julien son regard tranquille, légèrement intimidée parce qu'elle sentait sa bienveillance et qu'elle avait décidé, une bonne fois pour toutes, qu'elle le logerait à la même enseigne que tous les autres.
- Tu peux lui faire ton regard de Kabyle ! ricana intérieurement Rachid, si tu crois que les gouines l'intéressent !
- Ah oui ? Parce que toi, tu la refoules toujours bien ton homosexualité latente? lancèrent les yeux de Claire, sous les sourcils en bataille.
Julien eut l'impression d'entendre le son clair des épées qui résonnent. A ce jeu là, Rachid, bouillonnant comme un macho dont on met la virilité en doute, ne ferait pas le poids devant Claire, entraînée depuis des années à ne plus relever les allusions salaces.
La secrétaire de Meyer renversa la situation.
Elle traversa le couloir, insolemment penchée sur des semelles compensées qui lui donnaient dix centimètres. Le petit chiffon noir qui lui couvrait le corps ne dissimulait à peu près rien de son adorable anatomie et elle gardait, malgré tout, un air remarquable de compétence affairée.
Rachid lui sourit et Claire tressaillit.
La blonde créature se faufila entre eux deux, frôlant Claire avec cette extraordinaire prescience du désir de l'autre qu'ont les petites allumeuses. Elle gratifia Rachid d'une œillade enjôleuse qui aurait fait rougir Julien jusqu'aux yeux mais que le macho accepta sereinement, comme un hommage mérité à son charme levantin.
- Tu sais ce qu'il te dit, le pédé ? suggéra la bouche moqueuse de Rachid tandis que sa collègue détournait la tête.
Mais Julien appréciait trop la jeune femme pour ne pas tenter de lui sauver la mise.Il la prit par le bras et la raccompagna dehors, la remerciant ostensiblement pour son aide :
- Tu es toujours formidable avec les enfants.
Elle frissonna au contact de Julien mais accepta le compliment, qu'elle savait mérité :
- Et l'autre petite, la sœur ? Tu l'as vue ? demanda-t-elle.
IL est fréquent que toutes les filles d'une même fratrie soient concernées. C'est même là souvent que les pères se perdent : ce qu'une adolescente a accepté de subir, elle ne tolère pas que sa petite sœur le connaisse à son tour et c'est à cette occasion qu'elle dénonce. C'est pourquoi Julien comprit très bien ce que sous entendait la question suivante :
- Elle est plus jeune ou plus âgée ?
- Plus âgée de deux ans. Je l'ai rencontrée. C'est une gamine assez éteinte, qui ne s'entendait pas bien avec sa sœur. Elle a l'air de penser que Bernadette était la préférée de son père. Elle a l'air aussi de savoir qui était l'amant de sa sœur. Mais ça ne sera pas facile de l'interroger en dehors de ses parents... Tiens, voilà Labeyrie.
Labeyrie se garait sur le petit parking, en effet. Il fermait la portière de sa voiture, sans la claquer, vérifiait à deux reprises qu'il l'avait correctement verrouillée. Il vint à leur rencontre. L'homme était mince, presque fluet, vêtu d'un complet gris et d'un trench anglais qui le rendaient couleur de muraille. Il avait l'air presque minable, totalement inoffensif. Il leva vers eux un regard désemparé, semblant chercher où il avait déjà rencontré Mornay.
Il fallait débusquer l'homme derrière le regard de noyé : Labeyrie était un des architectes les plus huppés de la ville et il avait négocié des contrats pharaoniques avec le conseil général. Il semblait que la pratique de l'appel d'offre lui fût totalement inconnue. Mais que valait tout cela aujourd'hui, dans ce contexte épouvantable ?
- Avez vous du nouveau, Inspecteur ?
Avant de se donner l'autorisation de poursuivre, Julien dut évoquer le chagrin édifiant du notaire, secoué de sanglots au-dessus de la tombe de Tiphaine.
- Nous avons eu une information que j'aimerais vérifier auprès de vous Monsieur.
- Oui ?
Julien lui offrit la chance de ne pas se laisser prendre en défaut :
- Vous avez vu Bernadette avant hier soir n'est ce pas ?
 Labeyrie recula légèrement, semblant considérer jusqu'à quel point on avait le droit de lui poser la question, mais il choisit de répondre :
- A deux ou trois reprises, les infirmières m'ont laissé rencontrer ma fille dit-il avec douceur. Les consignes du docteur Meyer étaient bien sévères.
Il cherchait son adhésion, les épaules en avant, les mains légèrement ouvertes. Avez-vous des enfants, Inspecteur ? Crut entendre Julien.
- A quelle heure avez vous quitté votre fille Monsieur ?
- Quel est le rapport avec... ce qui s'est passé ensuite ? repartit Labeyrie qui pâlit
Etait-ce la colère ? L'émotion ? La juste indignation ? Julien resta muet. Ses soupçons reposaient sur des intuitions ténues : la réserve de Thérèse, l'irresponsabilité du père face à la maladie de sa fille et plus que tout, il se l'avouait, sur l'écho qu'éveillait en lui, à vingt ans de distance, le couple Labeyrie, sinistre réplique du couple Mornay.
Aucun rapport avec ce qui s'était passé ensuite ? Si ce n'est peut-être, une chance d'innocenter Hassan.
- Et maintenant, veuillez me laisser entrer, dit fermement Labeyrie qui ajouta :
- Je viens chercher des vêtements pour habiller ma fille. Elle avait donné son pull rouge à laver à l’hôpital. C'était son préféré. Nous le lui mettrons pour... demain.
Sa voix s'altéra sur les derniers mots.
Il y avait beaucoup de dignité dans sa manière pudique d'évoquer la petite, dormant dans son pull rouge pour l'éternité.
Claire évita le regard de Julien et s'éclipsa en bredouillant une excuse.
 
 
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commentaires

S
Bon, rien n'est à 100% sûr quand même. Julien a l'air de tenir à son rapprochement avec le couple Mornay, il pourrait très bien se tromper.
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Z
Il met mal à l'aise ce Labeyrie.
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L
Quelle famille, effectivement !!Pendant ce temps on se ronge les ongles en attendant des révélations plus percutantes.Alleeeeeeeeeeeeeez !
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R
Décidément, cette famille est bien malsaine...
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